De la polygamie
Il y a actuellement au pays un débat juridique concernant la polygamie, à savoir si l’on devrait le décriminaliser ou non au Canada. Ce débat concerne l’article 293 du Code criminel, lequel se lit comme suit:
293. (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans quiconque, selon le cas : a) pratique ou contracte, ou d’une façon quelconque accepte ou convient de pratiquer ou de contracter : (i) soit la polygamie sous une forme quelconque, (ii) soit une sorte d’union conjugale avec plus d’une personne à la fois, qu’elle soit ou non reconnu par la loi comme une formalité de mariage qui lie; b) célèbre un rite, une cérémonie, un contrat ou un consentement tendant à sanctionner un lien mention aux sous-alinéas a)(i) ou (ii), ou y aide ou participe. (2) Lorsqu’un prévenu est inculpé d’une infraction visée au présent article, il n’est pas nécessaire d’affirmer ou de prouver, dans l’acte d’accusation ou lors du procès du prévenu, le mode par lequel le lien présumé a été contracté, accepté ou convenu. Il n’est pas nécessaire non plus, au procès, de prouver que les personnes qui auraient contracté le lien ont eu, ou avaient l’intention d’avoir, des rapports sexuels.
Le libellé de cet article couvre toute forme d’union polygame, légale ou non, excluant donc apparemment les cohabitations multiples sans engagement. J’aimerais exposer ici mes réflexions personnelles sur la question de la légitimité d’un tel article. Pour ce faire, je crois pertinent d’abord de faire le point sur ce qu’est exactement le mariage.
Le mariage civil vs le mariage religieux
Beaucoup de gens associent le mot «mariage» à une forme de rite sacré. Pourtant, du point de vue légal, le mariage est d’abord et avant tout toujours civil, et n’est rien d’autre au final qu’un contrat de vie commune pour lequel il existe certaines modalités par défaut que l’on peut modifier contractuellement si souhaité, tel que le régime matrimonial, par exemple, et d’autres modalités obligatoires dites «d’ordre public», comme le patrimoine familial par exemple. Pour qu’un mariage célébré au Québec puisse être légalement reconnu, il doit avoir été contracté selon certaines règles de forme imposées par la loi (comme la publication avant le mariage et la lecture de certains articles du Code civil du Québec lors de la cérémonie, entre autres), et il doit être enregistré auprès du Directeur de l’état civil. Le mariage civil (ou «légal») ne doit pas être confondu avec le mariage religieux, qui lui ne jouit d’aucune reconnaissance légale d’aucune sorte. Lorsque des gens se marient à l’église catholique, par exemple, le prêtre célèbre en fait deux mariages, soit un mariage civil reconnu par l’État, et un mariage religieux reconnu par l’Église catholique. Il en sera de même lors d’un éventuel divorce: le divorce judiciaire, nécessaire afin de pouvoir se remarier légalement, n’aura rien à voir avec un éventuel divorce religieux accordé par l’Église catholique.
Dans ce contexte, on comprendra donc que rien n’empêche des gens de contracter un mariage purement religieux, sans valeur légale. Du point de vue du droit, ces gens auront le même statut que des conjoints de fait, soit en pratique à peu près aucune reconnaissance (notamment, pas de droit à une pension alimentaire (jusqu’à nouvel ordre, MÀJ) ou de droit au partage du patrimoine familial lors d’une séparation, ni de possibilité d’hériter du conjoint décédé sans testament). C’est de cette manière que la polygamie existe au Québec et ailleurs au Canada: des mariages religieux sont célébrés, sans valeur légale, mais avec une grande valeur culturelle d’engagement aux yeux de ceux qui les contractent.
Ainsi, les épouses purement religieuses d’un homme polygame ne seront pas protégées par la loi en cas de séparation et se retrouvent donc en état de vulnérabilité comparativement à l’épouse légale (s’il en est). Je suis intimement convaincu que peu de ces femmes savent que leur mariage religieux n’a aucune valeur légale. Il est vrai que certaines religions accordent certains droits à l’ex-épouse en cas de séparation et que les tribunaux ont reconnu que des conventions religieuses pouvaient être assimilées à des contrats, mais les protections généralement garanties aux femmes dans ces cas-là ne sont certainement pas de la même mesure que celles accordées par la législation québécoise et des autres provinces.
La question: Code criminel ou Charte?
Dans ce contexte, la question qui se pose donc est la suivante: en suppposant que les femmes choisissent délibérément d’épouser religieusement un homme polygame, devrait-on respecter ce choix au nom de la liberté de la personne et de la liberté de religion, ou bien devrions-nous conserver et appliquer l’article 293 du Code criminel afin d’empêcher ce genre de situation?
Le Conseil du statut de la femme est d’avis que cet article est nécessaire pour la protection des femmes. La Cour devra déterminer si l’article 293 contrevient à la Charte canadienne et, si c’est le cas, s’il peut être néanmoins justifié par l’article 1 de la même Charte, lequel permet qu’une loi viole la Charte «dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique». En l’espèce, il faudrait donc voir si les objectifs de protection de l’article 293 l’emportent sur le droit à la liberté individuelle et de religion.
Dans l’absolu, posée froidement, la question pourrait être reformulée de la façon suivante: «Pourquoi devrait-on empêcher des hommes et des femmes de choisir le mode de vie conjugale qui leur plaît? Si plusieurs hommes et femmes ont envie de s’unir matrimonialement les uns aux autres, au nom de quoi leur interdire?»
On constatera que la reformulation ci-dessus ne fait pas de distinction entre la polygamie et la polyandrie, ni même avec ce qu’on pourrait appeler une «union communautaire» en général. Dans un monde idéal où hommes et femmes seraient dans les faits socialement aussi égaux l’un que l’autre, il me semble que l’article 293 n’aurait aucun sens, car outre des considérations purement religieuses et conservatrices (qui n’ont plus selon moi leur place dans la législation contemporaine), rien il me semble ne saurait justifier qu’on restreigne ainsi le droit à s’unir à qui «et combien» l’on veut. Mais, justement, les faits sont différents: en pratique, et pour le moment (et la raison sans doute pour laquelle le Code criminel est silencieux quant à la polyandrie), il y a des hommes qui s’unissent à plusieurs femmes, mais pas le contraire (à ma connaissance, du moins, ou alors cela doit être un phénomène extrêmement marginal — et je parle bien d’union ici (typiquement religieuse), et non pas de simple cohabitation de fait). Et lorsque plusieurs femmes s’unissent à un seul homme, on s’imagine aisément que les femmes en question doivent majoritairement être dépendantes financièrement de leur époux, ce qui crée un réel déséquilibre en leur défaveur sur le plan social.
Bref, je ne suis pas chaud en principe à ce que l’État vienne décider avec combien d’autres personnes une personne puisse s’unir (bien que le contraire demanderait une réforme législative assez incroyable quant aux pensions alimentaires et autres mesures de protection des ex-conjoints), mais dans le contexte où, dans les faits, ce genre de situation: 1° est marginal, et 2° se produit majoritairement au détriment des femmes, il m’apparaîtrait peu probable que la Cour juge invalide l’article 293 du Code criminel (MAJ: effectivement) et, en toute honnêteté, pour les raisons données ci-dessus, j’aurais tendance à être d’accord avec elle. Pour le moment.
Commentaires récents